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“Finding Vivian Maier”… vues sur une oeuvre argentique au temps du numérique

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A la recherche de Vivian Maier (Finding Vivian Maier), le film de John Maloof (et Charlie Siskel), est si ambigu qu’il laisse son spectateur dans une sorte d’excitation inquiète. Excitation devant l’énormité de l’oeuvre et du talent de cette artiste accomplie et majeure, sortie tout droit d’un carton acheté moins de 400 dollars. On a de cesse de vouloir en voir plus et le film ne fait qu’effleurer son oeuvre préférant nous raconter la légende du génie inconnu. Mary Poppins aigre et généreuse, excentrique et effacée. Inquiétude devant le processus du film lui-même qui relève autant de l’hagiographie sincère que d’une démarche de promotion du fonds, voire d’autopromotion de l’auteur du film qui est aussi le découvreur des images… et le propriétaire de 100 000 des 120 000 clichés de la photographe. La légende qu’il construit à l’aide de documents et de témoignages est passionnante pour deux raisons. Sur le plan humain tout d’abord, nous découvrons un être qui incarne à merveille cette ascèse artistique et cette foi obscure dans les vertus du médium qui a été aux origines de l’autonomie des champs artistiques au cours du XX ème siècle. Ensuite parce qu’elle vient dans une sorte d’anachronisme heuristique nous montrer que l’Histoire de la photographie est borgne et qu’il faut réécrire le chapitre “Street Photography” … Il nous met face à ses mutations récentes en nous offrant un chef d’oeuvre argentique qui ne devrait trouver sa place qu’au temps du numérique et nous montre que la rupture entre les deux supports n’est pas un hiatus mais un complément. Par ailleurs, si sa forme d’enquête autopromotionnelle est un peu agaçante et se fait au parfois détriment des images de l’artiste,  il a le mérite de nous exposer aussi la manière dont se construit une légitimité dans le champ de l’Art photographique, en y participant pleinement. Cependant, dans le même temps, les enjeux de cette construction paraissent à côté de la plaque (argentique)… de quelle légitimité l’oeuvre de Vivian Maier a-t-elle besoin ? La démarche est-elle si louable ?

Une hagiographie opportune …

L’Histoire est belle et bien connue… le film nous la raconte à la première personne. En 2007, John Maloof, fils et petit-fils d’un brocanteur, lui-même agent immobilier, prépare un livre d’Histoire sur le quartier qu’il habite à Chicago. Il achète un carton de vieux négatifs pour 400 dollars, l’explore avec les attentes de sa recherche historique et ne les exploite pas. Six mois plus tard, en les consultant de nouveau, dans une autre perspective, il est ému par leur beauté, leur justesse, leur qualité esthétique. Les photographies non développées de cette personne inconnue, bradées dans un carton aux enchères, sont potentiellement des oeuvres majeures de l’histoire de la Street photography américaine. Il en numérise une série qu’il partage sur Flick’r et c’est la rencontre avec un public enthousiaste… Lumière, cadrage, émotion des visages, sujets sociaux, coup d’oeil sur le grotesque, tout semble ravir les internautes qui la découvrent comme ils découvriraient n’importe quel photographe amateur, en étant impressionnés par son “professionnalisme”.

De plus en plus consient de l’importance de sa découverte, il retrouve les autres acheteurs de la vente à laquelle il a participé en 2007 et leur rachète leurs acquisitions, toujours sans avoir aucune trace de Vivian Maier, dont il connaît à peine le nom. Et c’est en retrouvant une lettre dans un des cartons, en 2009, qu’il lui découvre une adresse à Chicago et qu’après avoir googlisé son nom, apprend qu’elle vient de mourir. Commence alors une enquête biographique sur l’artiste, une campagne de numérisation avec l’aide d’une galerie d’Art et une entreprise très rationnelle de promotion de son fonds qui s’avère être un trésor…  Le département photographie du MOMA fait la sourde oreille à ses propositions “anachroniques”, qu’à cela ne tienne, John Maloof engage son fonds dans le cursus de la légitimation classique ; si le cursus honorum se refuse à lui, se sera le chemin du succès qui lui ouvrira ses portes et forcera bien, plus tard, celles des grandes institutions du domaine.

Enquête biographqiue, livre, expositions dans des galeries privées, articles dans la presse… en attendant que les grandes institutions, en particulier le MOMA, la reconnaissent et la consacrent par une acquisition et une grande exposition fondatrices d’une légitimité pourtant déjà acquise chez les internautes … Mais on a vu déjà, notamment avec l’exposition de la collection Pinault à la Conciergerie, comment les collectionneurs privés, ce qu’est avant tout John Maloof, utilisent des institutions publiques ou très riches en capital symbolique, pour valoriser leur propre collection. Malgré l’emprise du marché sur la valorisation des oeuvres d’Art, c’est encore, dans le domaine du patrimoine culutrel où intervient cette oeuvre, la critique institutionnelle et les grands musées, c’est-à-dire le pouvoir académique, qui fondent la hiérarchie des artistes et des oeuvres au regard de l’Histoire. L’onction des experts est une nécessité.

C’est en tout cas ce que semble croire ce fin collectionneur qu’est John Maloof, qui possède 100 000 clichés de Vivian Maier, le site “officiel” de la photographe et la plus grande part de son travail. Cependant, s’il est le découvreur de cette magnifique photographe, il n’est pas le seul possesseur de ses oeuvres. Il a un rival ; le collectionneur Jeffrey Goldstein qui a pour sa part racheté environ 20 000 clichés à d’anciens acheteurs du fonds, développe ses propres expositions, son propre site et a produit son propre film. En comparant les deux, on perçoit mieux l’enjeu essentiel du film de John Maloof. Si sympathique soit-il, il semble vouloir surtout asseoir sa primauté sur la découverte et montrer qu’il est le vrai promotteur de cette oeuvre majeure. L’autre enjeu étant vraisemblablement de faire reconnaître par la critique institutionnelle (et académique) cette photographe qu’il a littéralement “inventée”, c’est-à-dire découverte comme un trésor caché. Le film est donc un documentaire tactique, mais il ne manque pas d’intérêt.

Un anachronisme heuristique …

Un des intérêts du film est son anachronisme heuristique, pour ne pas dire heureux. S’il avait trouvé ces cartons de négatifs avant l’avènement d’Internet et du  numérique, John Maloof n’aurait jamais pu retrouver leur origine ni leur donner la place qui est la leur. C’est Internet et la technologie numérique qui ont pu offrir à cette oeuvre lumineuse d’une amatrice obscure, une surface visuelle où exister. C’est d’abord grâce à Google qu’il découvre l’existence d’une Vivian Maier à travers un faire-part de décès mis en ligne. début de l’enquête auprès des trois frères qui ont passé l’annonce et ont été élevés par la nanny photographe… Ensuite, c’est grâce à Flick’r qu’il “teste” ces images et récolte un appui important et spontané d’amateurs de photographies sur Internet qui n’ont que les images elles-mêmes pour se faire une opinion et ne subissent donc pas l’influence d’une mode, d’un discours officiel, d’une prescription venue d’en haut… L’image seule compte dans ses groupes de “street photographers” amateurs qui gravitent autour de différentes plate-formes de partage. Et c’est en tant qu’objet d’un partage sincère que ces images ont circulé et c’est comme cela, en premier, qu’elles ont été connues et reconnues … Cette reconnaissance là est sûrement la meilleure preuve de succès pour l’oeuvre de la photographe. Même si le temps de l’Art photographique n’est plus à ces pratiques, même si Lisette Model, Diane Arbus, Garry Winogrand et d’autres ont su faire vivre intensément ces formes esthétiques, le talent de cette photographe inconnue est si éclatant qu’on ne saurait se priver du plaisir de regarder toute son oeuvre, comme une sorte de rattrapage de l’Histoire que seul le numérique pourrait rendre viable et universel. Aurait-elle trouvé une place à leurs côtés de son vivant ? N’y a t-il pas un effet de surprise dû à l’écart entre son statut social de nurse et la grandeur qu’a prise la figure du photographe-artiste depuis les années 70 ?

La situation est passionnante, une oeuvre se livre avec quelques décennies de décalage alors que tout a changé dans le champ où elle apparaît, et sa légitimité s’en trouve affectée ou plutôt ré-affectée … Je me souviens personnellement l’avoir découverte dans le courant de l’année 2013 à travers les séries d’autoportraits au reflet et avoir été ébloui par l’intelligence et la finesse (et la folie aussi) de ces séries. Il est intéressant de noter ici que c’est l’engoument planétaire pour le selfie, c’est-à-dire pour une forme intrinsèquement liée à la photographie numérique mobile, qui a remobilisé ses séries d’autoportraits au miroir, traces d’un “j’y ai été” endormi hier et réveillé aujourd’hui par les nouvelles attentes vis-à-vis du médium.

Enfin, dans le même ordre d’idées, c’est grâce à un moteur de recherche à partir d’une image de clocher en France que John Maloof a retrouvé le clocher du village de St Julien en Champsaur d’où est originaire la mère de la photographe et où elle a séjourné à plusieurs reprises. Une partie de son travail y était liée ! Le numérique a donc eu trois effets sur la découverte de cette oeuvre, dans la recherche de son ancrage historique (l’indicialité argentique prouvée par la fluidité numérique ! ), dans sa divulgation initiale et dans le contexte esthétique de sa réception… On peut aussi ajouter qu’en tant qu’expression vernaculaire émanant d’une nanny inconnue, pure amatrice, son oeuvre correspond à un tournant de l’Histoire de la photographie qui voit cette production invisible devenir de plus en plus visible, sur Internet bien sûr, mais aussi au sein des institutions, notamment grâce au travail précieux de Clément Chéroux.

Elle nous montre que le goût barbare n’est pas la seule condition esthétique des pauvres qui font des photos et que la pratique intense de l’Art n’a pas pour unique vocation d’être un fonds de commerce… La façon dont elle fait exploser les frontières entre photographie amateur et photographie professionnelle et entre Art et pratique vernaculaire est tout à fait délicieuse et disons-le un peu révolutionnaire. Le processus de reconnaissance académique de cette oeuvre sera probablement l’occasion d’une révision de la répartition des rôles entre amateurs et professionnels et contribuera à alimenter le débat déjà ancien sur les catégories d’une pratique dont la technicité trouble les définitions de l’Art depuis le milieu du XIX ème siècle… Faire de l’Art (au plus haut niveau) comme on fait du tricot, c’est le don extraordinaire de cette sainte…  A moins que ces catégories soient des bulles d’illusion et qu’il s’agisse d’abord d’une question de dispositions personnelles et de travail…

Une légitimation inutile ?

Le film semble arriver à un moment clé du parcours de reconnaissance artistique de cette oeuvre si vivante. Il particpe de cette stratégie du succès public1 qui vise ici à faire de Vivian MAier une “grande artiste” pour valoriser le fonds privé de John Maloof et à le placer, lui-même, comme principal collectionneur et découvreur devant Jeffrey Goldstein. Aucune mention n’est faite de cette partie de la collection dans le film, ça fait pourtant partie de l’histoire de ce fonds. A un moment important du film, lorsqu’un galeriste dévoile à John Maloof un beau et premier tirage d’un négatif non développé, et que ce dernier s’extasie en lui disant merci, le galeriste place un opportun et modeste “mais c’est à vous”… avant que l’image ne nous montre Maloof en train de signer le tirage sur lequel vient d’être appliqué un tampon d’authenticité. C’est bien lui qui a la signature de l’artiste, c’est lui qui possède le fonds… et on en vient à se demander à quelles conditions financières les négatifs ont été proposés aux grandes institutions publiques et donc pauvres… Sa trouvaille ne serait-elle pas en train de se tranformer en corne d’abondance ? La réponse est évidente… Et le titre en anglais nous la confirme… Il ne s’agit pas du traditionnel Looking for… comme la traduction française le laisse penser, mais de “Finding Vivian Maier” … trouvant Vivian Maier, qu’il auarait fallu traduire par “Comment j’ai découvert Vivian Maier”… On entend d’ailleurs Tim Roth expliquer qu’il a acheté un tirage qu’il aimait beaucoup … et le film touche là sa limite, tout en ayant délivré une fabuleuse histoire… Il a pour vocation d’amplifier le succès public d’une collection privée devenue un immense trésor… et la reconnaissance institutionnelle réclamée à plusieurs reprises par l’auteur est la dernière étape de cette stratégie de conquête de légitimité… et de prix.

Mais n’est-ce pas là encore un anachronisme ? Dans le film, John Maloof affirme qu’il aimerait donner une part de l’argent qu’il gagne à celle grâce à qui il le gagne… pour l’aider… Pourquoi n’offre-t-il pas au monde entier cette oeuvre déjà reconnue comme merveilleuse en utilisant, pour commencer, les moyens de l’exposition numérique… La reconnaissance institutionnelle viendra à coup sûr… Il n’y a eu pour le moment qu’une exposition à Tours, mais on peut parier sur son passage à Beaubourg tout comme y est venu cet autre amateur insolite qu’est Miroslav Tichy, découvert sur le tard… mais vivant. Les images elles-mêmes l’exigeront même si la construction du mythe est importante aussi, même si le film pose l’artiste comme un mystère qui s’épaissit et s’assombrit au fil des témoignages, même s’il va chercher des stars de la photo ou du cinéma pour étayer cette importance, les images seules comptent… ou plutôt suffisent, dans ce cas là…

Vivian Maier, la nanny invisible, a pu et su s’approcher des autres comme peu ont pu le faire avant elle, elle a pu trouver le moyen de se photographier elle-même comme nous osons à peine le faire aujourd’hui, elle a offert aux amateurs de photographie une révélation très émouvante : la photographie est une façon de s’approcher d’autrui et surtout de lui faire confiance… c’est ce qu’elle a fait avec ces 120 000 clichés, fantômes de l’Histoire de l’Art, qui n’attendaient qu’un esprit généreux pour les accueillir et les donner au monde…

L’ont-ils trouvé ?

Ce film très intéressant nous dit qu’elle a surtout trouvé un nouveau patron.

  1. qu’Alain Viala distingue du cursus honorum dans son étude des écrivains du XVII ème siècle,  cf Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985

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